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Philippe Vidal

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“Habiter la ville numérique : entre risques d’exclusion et espoir d’insertion”, c’est le thème exposé et développé par Philippe Vidal, géographe-aménageur, lors du rendez-vous des Rencontres des Savoirs, mardi 13 mars à 18h, à la Médiathèque Jean Prévost, avant-dernière conférence du cycle 6 : “Le développement du numérique peut-il rendre la ville durable, sociale et citoyenne ?”  

Habiter la ville numérique : entre risques d’exclusion et espoir d’insertion. Que nous dit l’intitulé de votre conférence, et quelles questions ce thème pose-t-il ?
Philippe Vidal : Le numérique s’est installé dans les villes depuis une vingtaine d’années, mais aussi dans d’autres espaces de moindre densité, comme les petites villes ou les petits villages de France. Cette insertion, qui s’est réalisée sous de nombreuses formes, est toujours en cours. Chaque jour fournit son lot de propositions urbano-numériques. Cette présence numérique se matérialise par des infrastructures réseaux (Fibre optique, 4G, demain 5G et l’internet des objets), par des services dématérialisés (e-administration, e-commerce), et bien sûr par des usages qui redessinent fortement la manière d’habiter la ville aujourd’hui. Les exemples très médiatiques de l’économie collaborative appuyée sur les réseaux sociaux (Airbnb, Blablacar, Uber…) montrent à quel point les usages changent l’expérience urbaine et interroge l’urbanité, c’est à dire la façon dont les individus vivent ensemble dans cet espace urbain où se côtoient des logiques très individualistes et de nouvelles solidarités. Le numérique a permis d’augmenter très largement le champ des possibles, que ce soit sur le registre d’une recherche maximale du profit et du calcul individuel ou sur celui de la mise en partage gratuite et d’une société plus inclusive. Souvent, un même individu connecté endosse à un moment donné (par ses usages) le costume de l’internaute en quête de la bonne affaire servant les logiques du capitalisme le plus avancé (par exemple quand il s’agit d’acheter un produit sur internet sans s’intéresser aux conséquences de cet achat, à la façon dont le produit a été fabriqué, etc.), parfois celui de l’internaute citoyen et responsable désireux de servir l’intérêt général et déployant de très grandes qualités collectives au service de projets qui apportent une grande plus-value en termes de solidarités urbaines (Open Street Map, le mouvement des makers...). 
C’est finalement cette dualité qui est interrogée dans cet intitulé. 

Les exemples très médiatiques de l’économie collaborative appuyée sur les réseaux sociaux (Airbnb, Blablacar, Uber…) montrent à quel point les usages changent l’expérience urbaine et interroge l’urbanité

Pourquoi parler d’exclusion ?
Philippe Vidal : D’abord parce que les usages ne sont pas forcément bien partagés. En fonction du capital financier, du capital santé, de l’âge, des catégories socio-professionnelles, les individus ne vont pas développer les mêmes compétences usagères ni même des intérêts identiques face aux nouvelles technologies. De fait ceux qui savent utiliser et mettre ces dispositifs au service de leur quotidienneté, de leurs apprentissages individuels et collectifs de la ville ont un temps d’avance sur ceux qui restent à l’écart de cette société numérique en cours de déploiement et en deviennent petit à petit des marginaux. C’est aussi pour cela que les pouvoirs publics ont très tôt développé des lieux d’apprentissages collectifs au numérique, notamment dans le cadre des Espaces Publics Numériques à partir des années 2000. Le risque devant cette montée en puissance de la présence numérique au sein de l’urbain, c’est de ne pas vivre la même ville que tout le monde. Le numérique crée clairement de la différentiation territoriale (entre les espaces), mais aussi de la différentiation sociale au sein d’un même espace par exemple au sein d’une même ville. 

Le risque devant cette montée en puissance de la présence numérique au sein de l’urbain, c’est de ne pas vivre la même ville que tout le monde.

Mais est-ce important de vivre la même ville ?  
Philippe Vidal : Non sans doute pas. Mais rester à l’écart des nouvelles propositions urbaines au motif qu’on ne s’intéresse pas au numérique peut être préjudiciable pour les citadins. Aujourd’hui beaucoup de démarches administratives ne peuvent s’effectuer qu’en ligne. Ne pas avoir les compétences nécessaires à l’expérience de l’e-administration, en raison d’un manque d’équipement personnel ou de capacité à utiliser les outils peut être un problème. Il y a tellement de possibilités numériques positives qui s’adressent aujourd’hui au citadin que ne pas les appréhender revient à passer à côté d’une meilleure qualité de la vie urbaine. Prendre un Vélo en Libre Service (VLS), être un client de Blablacar, s’organiser pour profiter de tel ou tel autre évènement suppose souvent d’être à l’aise avec les nouveaux outils numériques. Cela nécessite une auto-formation permanente, une capacité aussi à renouveler les matériels. Par ailleurs, il est important dès aujourd’hui mais sans doute encore plus demain, de savoir se protéger contre les menaces de cette nouvelle société. Savoir limiter les traces numériques qu’on génère malgré nous lors de nos déplacements, de nos achats en ligne, de notre présence sur les réseaux sociaux, etc. Ces traces (big data) peuvent être au cœur de stratégies d’organisations marchandes qui monétiseront notre profil, sauront si nous sommes célibataires, malades, en difficulté dans notre vie ou dans notre ville… Cela pose des problèmes de “littératie numérique”, c’est-à-dire de capacités à comprendre les enjeux liés aux usages du numérique et notamment au sein de l’espace urbain et de se préserver contre les abus dont les individus connectés pourraient être victime. Mais bien sûr ces menaces seront particulièrement ciblées et propre à chaque individu et parfois même particulières à certains territoires.

Dans cette logique, peut-on dire que la diffusion des nouvelles technologies soit inégale en fonction des territoires ?
Philippe Vidal : En tant que géographe-aménageur, il est clair qu’une des questions qui se pose est celle de l’inégale diffusion territoriale du numérique. Pour évoquer ces inégalités on parle bien sûr de fracture numérique, c’est-à-dire de moindre connectivité de certains territoires. Cette fracture s’observe même parfois même à l’échelle d’une même rue ! Il y a donc une inégalité dans la diffusion déjà. Mais c’est la partie immergée de l’iceberg puisqu’il y a tout un tas de services liés à la proximité qui sont aussi très inégaux. Par exemple l’offre d’économies collaboratives — type R BnB, Uber… - très forte dans une métropole comme Lyon, n’existe presque pas au Havre qui est pourtant la 11e agglomération de France. Donc l’inégalité de diffusion est une réalité. Il est intéressant de savoir pourquoi ce numérique se diffuse de façon inégalitaire dans l’espace français. L’une des explications est liée à la rentabilité. La logique de marché influe clairement dans le déploiement des offres, des services. Mais il peut y avoir aussi des territoires à fort sentiment collectif ou se déploie des offres numériques non-marchandes vecteur de solidarité et de rencontre habitante. Certains espaces très appropriés par les habitants se révèlent être des terrains de jeu exceptionnels au travers de pratiques telles que le géocaching, un de mes domaines d’investigation depuis quelques temps.

Il est intéressant de savoir pourquoi ce numérique se diffuse de façon inégalitaire dans l’espace français. L’une des explications est liée à la rentabilité.

De votre point de vue de géographe, comment les nouvelles technologies peuvent-elles valoriser l’espace, les territoires ?
Philippe Vidal : Déjà il faut considérer que la densité numérique, une excellente connectivité territoriale, n’est pas forcément un vecteur automatique de valorisation de l’espace. Ce que beaucoup d’élus, de mon point de vue, croient trop souvent. Par exemple le consommateur qui achète en ligne ailleurs que sur leur propre territoire de vie, parfois même dans des endroits très éloignés, ne contribue pas au commerce local, à l’économie de proximité et génère sans aucun doute un très fort bilan carbone et des nuisances environnementales. Certes cela satisfait le client internaute mais n’apporte rien au territoire. Ainsi, le numérique peut avoir une capacité à dévaloriser l’espace. Mais il peut aussi bien sûr le valoriser, notamment sur des logiques non marchandes. Par exemple lorsqu’il est vecteur de reconnexion des populations à leur territoire via des jeux comme le “géocaching” dont j’ai parlé tout à l’heure et qui permettent de mettre en lumière un certain nombre de petits patrimoines. Ou lorsqu’un incubateur s’installe sur un territoire. Indéniablement celui-ci est valorisé. Si l’on reprend l’exemple du e-commerce, quand dans un village où il n’y a jamais eu d’autre commerce qu’une boulangerie, je schématise volontairement, et bien le commerce électronique est aussi quelque part une façon de valoriser l’espace en question en donnant aux populations rurales accès à une offre commerciale inédite  et extrêmement compétitive. Donc on voit bien que d’un côté cela peut être un élément très perturbant pour l’économie locale et que de l’autre, pour les espaces périurbains ou ruraux, cela leur donne un argument supplémentaire à une installation à la campagne ou en périurbain.

L’acteur public bâtira sa ville intelligente avec ceux qui sont en mesure de la faire vivre intelligemment, et certainement pas comme une ville laboratoire en pilotage automatique.

Comment le citoyen numérique est-il considéré par l’acteur public ?
Philippe Vidal : C’est une question difficile. D’abord comme un citoyen internaute. On lui propose toute une série de services administratifs dématérialisés qui parfois sont perçus aussi par les habitants comme une menace pour le maintien des administrations physiques. On peut se demander si le numérique ne participe ainsi pas au délaissement du territoire. On remplace la proximité physique de l’administration par une proximité relationnelle où l’administré sera en capacité de gérer tout seul son dossier via un environnement numérique. Cette dématérialisation qui permet de faire à minuit ou 3h du matin sa demande de renouvellement du permis de conduire, par exemple, est intéressante car c’est une nouvelle forme de proximité. Mais souvent celle-ci se fait au détriment de la proximité physique et peut justifier, ou du moins autoriser, la fermeture d’un certain nombre de services publics jugés coûteux. Je crois aussi que depuis quelque temps, les acteurs ont pris conscience de l’importance de disposer au sein des villes d’internautes éclairés. A l’heure où la notion de « smart city » est dans la bouche de tous les élus, il est difficile d’envisager qu’elle puisse advenir sans la présence d’internautes intelligents. Pour cela, un investissement encore plus important dans des dispositifs de traduction en direction des citoyens et d’explication du devenir des villes à l’heure du numérique paraît souhaitable. L’acteur public bâtira sa ville intelligente avec ceux qui sont en mesure de la faire vivre intelligemment, et certainement pas comme une ville laboratoire en pilotage automatique.

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