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Patrick Chamoiseau et Michel Lussault

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"Rêver La Ville, Rêver Le Monde "
Patrick Chamoiseau et Michel Lussault étaient les invités du grand débat du 18 mai 2017 des Rencontres Scientifiques Nationales de Bron, autour du thème "Rêver la Ville, rêver le Monde". Interview croisée de Patrick Chamoiseau et Michel Lussault.

Bio express des auteurs

- Patrick Chamoiseau est un écrivain martiniquais. Auteur de romans, de contes, d’essais, théoricien de la créolité, ce "marqueur de paroles" a également écrit pour le théâtre et le cinéma. Il a reçu le prix Goncourt en 1992 pour son roman Texaco. Avec Edouard Glissant, il a cherché à développer le concept du "Tout Monde", en vue de traduire, politiquement et poétiquement, une nouvelle conception du monde fondée sur la mise en relation des cultures, la protection des imaginaires des peuples. De 2011 à 2015, il a été Chargé de mission au Conseil Régional de Martinique, pour la mise en œuvre de deux grands projets innovants : le Grand Saint-Pierre et l’Embellie Trois-Îlets. Ce projet visait à inverser la pyramide classique, mettant le culturel à la base d’une dynamisation globale des restructurations urbaines, économiques, sociales. La Ville comme le monde traversent son œuvre.

- Michel Lussault est géographe, Professeur d’Études urbaines à l’École Normale Supérieure de Lyon. Il travaille depuis la fin des années 1980 sur la relation des individus à leurs espaces de vie. Il a notamment publié le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (avec Jacques Lévy, Belin, 2003), L’Homme spatial. La construction sociale de l’espace humain (Seuil, 2007) et L’Avènement du Monde. Essai sur l’habitation humaine de la terre (Seuil, 2013). Cofondateur et éditorialiste de la revue "Tous Urbains", il trace dans son dernier ouvrage, Hyper-lieux - Les nouvelles géographies de la mondialisation (Seuil 2017), l’histoire d’un Monde "à la fois toujours plus globalisé et homogène et de plus en plus localisé et hétérogène : une tension constructive des nouvelles géographies de la mondialisation". Alors, si l’on regardait le Monde autrement ?
 

 

 


Bron Mag: "Le monde des villes, les villes du monde", que vous inspire le thème du débat ?

Patrick Chamoiseau
L’humanité est en train de basculer dans un nouvel écosystème urbain alors que toute la conscience réflexive de Sapiens s’était organisée jusqu’à maintenant dans une confrontation avec les écosystèmes naturels.
C’est dans la ville que s’effectue aujourd’hui l’une des caractéristiques majeures des temps contemporains, qui est la relation entre les cultures, les civilisations et les individus.
C’est dans la ville que le processus d’"individuation" prend son ampleur. Un écosystème urbain s’oriente plus vers le bien-être et le bien-vivre de l’individu plutôt que d’une communauté.
C’est l’écosystème urbain qui aujourd’hui accueille la "multitransculturalité", pas simplement un simple cosmopolitisme ou un simple multiculturalisme, un phénomène "transrétroactif" entre cultures, civilisations, individus… et je dirais, créativité de tous.

Michel Lussault
Rêver la ville existe depuis la nuit des temps ! Les êtres humains ont toujours essayé de la rêver. La ville est un endroit où la cohabitation des individus se concrétise dans toute sa richesse et sa créativité, qu’il s’agisse d’art, de littérature, de cinéma, d’architecture…
Ce qui rend les choses plus difficiles, c’est que la ville est un lieu de concentration, à la fois des richesses, car il y a plus de possibilités économiques, sociales et politiques dans les villes, mais aussi de la pauvreté. La ville est un lieu de tensions, de violence, de guerres…
Elle est double face, à la fois un lieu de tous les possibles et de l’impossible. Aussi peut-on rêver de rendre la ville meilleure, plus belle, plus habitable…
Comme le dit un proverbe allemand du Moyen Âge, "L’air de la ville rend libre", elle est un espace de liberté, de créations… On la rêve et elle fait rêver ! Le couplage avec "rêver le monde" est central dans ma réflexion, présent notamment dans mes deux derniers ouvrages.

Dans notre monde urbain, rêver le monde, c’est de plus en plus rêver la ville. Il s’agit d’inventer, nos rêves peuvent prendre forme et substance !

BM : Êtes-vous confiants au regard de l’évolution des villes ?

Patrick Chamoiseau
Une fois qu’on a compris la complexité et les possibilités du vivant — les régressions, les avancées, les accélérations, les effondrements —, l’idée d’attendre un grand soir, où tout le monde serait beau… Non.
Ce que je sens, c’est une poétique de la diversité et de sociétés d’individus qui doivent trouver les modalités du vivre ensemble. Mais ça va être chaotique.
On peut avoir des surgissements de certains qui essayent de fermer les portes et les fenêtres, de réinstaller l’État-nation, le grand récit national, des cadres de l’ancienne époque…
On peut avoir des périodes de révolutions. Ce qu’il faut considérer, c’est le phénomène relationnel, profond, irréversible, et pour le moins, imprévisible. Il ne s’inscrit pas dans une idée du progrès permanent. Le progrès est erratique. L’idée, c’est d’avoir un imaginaire relationnel qui nous prépare à tout vivre.
Quand on est prêt à tout, on résiste bien au moment des régressions, qui sont inévitables.

Michel Lussault
Oui, il y a des raisons d’être optimistes. L’implication des habitants dans l’évolution de leur quartier et de leur ville produit des effets positifs, ils participent à l’invention du monde de demain, ils ne sont pas clients ou usagers, mais de véritables acteurs. Et il faut les accompagner, organiser les coopérations pour le bien des individus, inventer de nouvelles manières de faire. C’est tout l’enjeu des prochaines années, avec le développement des nouvelles technologies, des réformes politiques… Cela fait partie des grands sujets, tout comme la sauvegarde de l’environnement. Il nous faut trouver de nouvelles manières de produire des richesses.

BM : Écrivain et géographe, vous porterez le débat le 18 mai… Qu’attendez-vous de cette rencontre ?

Michel Lussault
Marqué par l’œuvre de Patrick Chamoiseau, notamment par Texaco, je suis honoré de le rencontrer. Nous ne sommes pas si éloignés…
Étymologiquement, géographie signifie "l’écriture de la terre".
Le géographe écrit et décrit la relation des humains à leur espace de vie, et s’appuie sur l’œuvre littéraire et poétique pour comprendre.
En résumé, je pense que lors de cette rencontre, nous nous rejoindrons et ferons tout pour être à la hauteur d’un dialogue constructif.

Patrick Chamoiseau
Parmi les poètes, vous avez les urbanistes. Dans Texaco, je le disais déjà, "l’urbaniste doit se faire poète".
Je pense que les géographes aussi, doivent se faire poètes, tout comme les astrophysiciens. Et puis il y a ceux qui travaillent auprès de la beauté : des artistes, des écrivains… C’est une poétique, une autre vision du monde, des espaces naturels qui deviennent culturels, en sachant que cette culture est fondamentalement urbaine.
L’avant-garde littéraire, artistique, esthétique, est urbaine aujourd’hui.
C’est une autre manière de vivre à la fois la ville, le paysage et la topographie du monde. Il y a la poétique des frontières, aujourd’hui à revisiter.
Quand la frontière est accueil et ouverture, elle continue à conserver la différence, à signaler la diversité. Elle permet le trans, c’est-à-dire le passage entre deux différences. Et la saveur du passage entre deux différences est précieuse. L’idée n’est pas de faire disparaître la frontière et d’entrer dans une sorte de synthèse générale de tout ce qui existe, mais de préserver la diversité des différences, en sachant que ces différences, ces diversités, sont offertes à tous.

 

Les beautés de la France, la saveur de la culture et de l’esprit français peuvent être défendues par un Africain, un Japonais…

 

Nous sommes désormais riches, et d’une certaine manière responsables, de la diversité qui existe.

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