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Paul Aries

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Portrait de Paul Ariès
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"La Ville aussi doit réenchanter le monde"

Paul Ariès, politologue, rédacteur en chef des "Zindignés" a apporté sa pierre au grand débat "Ville durable, sociale et citoyenne : pour quelle société ?", aux côtés de Paul Blanquart et Rafaël Besson lors des Rencontres Scientifiques Nationales de Bron de juin 2015.

Bron Mag : Dans votre dernier ouvrage (1), vous voulez démontrer que les "milieux populaires" et leurs modes de vie, sont en quelque sorte l’avenir de l’homme et de la planète... Coup de gueule, volonté d’un grand remue-méninges, croyance pour changer le cours du monde, provocation ?

Paul Ariès : Si c’est une provocation, c’est une provocation à penser, à réfléchir.
Il y a une réelle difficulté terminologique car aujourd’hui on n’a plus de mots pour désigner l’immense majorité de la population.
Nous sommes en fait devenus des "sans nom" et cela conduit chacun à s’opposer aux autres : les salariés du privé aux salariés du public, les salariés aux chômeurs, les chômeurs bien indemnisés à ceux qui ne touchent plus que le RSA... On a appris à se comparer les uns aux autres, plutôt que de se comparer à ce que j’appellerais les "puissants".
Voilà une difficulté terminologique mais qui est aussi politique à se nommer : ce que "Les Indignés" – et ce fut d’ailleurs l’une de leurs raisons d’être - ont appelé à un moment "Les 99 %". Où mettre la frontière ? Et puis comment se nommer ?
On sait qu’un certain nombre de sociologues comme Pierre Sansot parlait des "gens de peu", "peu" passe très mal aujourd’hui comme les "gens ordinaires". J’avais suggéré de parler des "gens du commun" - dont je fais partie - puisque notre principale richesse commune sont les biens communs et les services publics. D’où effectivement, cette idée de reprendre ce vieux vocabulaire de "milieux populaires". Depuis que j’ai publié cet ouvrage, j’ai pris encore plus conscience de la difficulté.
On aime beaucoup les milieux populaires, mais les milieux populaires d’avant... Et aujourd’hui lorsque on est postier, employé de bureau, enseignant... on a tendance à considérer que les milieux populaires, ce sont les autres.

BM : Vous dites que c’est l’une des grandes victoires des "dominants", c’est une invention à leur profit ?

PA : Oui, pour moi, c’est une des grandes victoires de ce qu’on l’on pourrait appeler les possédants, les dominants que la création de la catégorie des "classes moyennes", c’est-à-dire d’avoir scindé les milieux populaires.
Dans mon livre, j’ai voulu, thème par thème, analyser le rapport au travail, au temps, à l’espace, aux loisirs, à la maladie, au vieillissement, à la mort, donc à la vie, voir les choses communes.
Et là, ô divine surprise, on constate que les milieux populaires ont un "bilan écologique" bien meilleur que les classes aisées.
On s’y attend mais on l’entend toujours assez mal. On pense que les gens ordinaires – dont je fais aussi partie – auraient un bilan écolo bien pire parce que, précisément, ils n’auraient pas assez de ressources, auraient de vieilles voitures, mangeraient mal. C’est faux. Pour illustrer, je renvoie à la phrase de Jacques Séguéla, "Si à 50 ans, on n’a pas de Rolex, on a raté sa vie", moi j’ai envie d’ajouter que j’ai 56 ans, que je n’ai pas de Rolex, mais que si je n’en ai pas, ce n’est pas parce que je n’en ai pas les moyens, c’est avant tout parce que je n’ai pas ce désir-là.
Et je crois que les puissants n’arrivent pas à imaginer même ce que peuvent être les rêves, les désirs, les façons d’être, de sentir, qui sont ceux du plus grand nombre. Et quand je parle de milieux populaires, il s’agit bien du plus grand nombre...

L’essentiel est de tracer une frontière ailleurs, de ne plus nous opposer les uns aux autres.

BM : Vous poursuivez un vieux débat qui anime et sépare économistes, sociologues...

PA : Oui c’est un débat que j’ai encore eu récemment avec mon ami Hervé Kempf, alors journaliste au "Monde", qui avait écrit un livre très intéressant, "Les riches détruisent la planète", mais il n’a pu aller plus loin car il est adepte d’un grand sociologue, économiste, philosophe nord-américain, Veblen, qui considère que les milieux populaires ne peuvent qu’imiter le mode de vie des classes dirigeantes.
C’est là où je suis en désaccord, sur la base de constats, mais aussi tout simplement parce que j’en ai envie ! Je sais que tout n’est pas acquis, mais je suis convaincu qu’il y a des potentialités en matière d’écologie – terme auquel je préfère les miens, de justice sociale, de justice écologique et donc de justice politique, avec la question fondamentale de la démocratie.
Je suis convaincu qu’il y a des potentialités, car je pense que l’on peut réveiller ces modes de vie populaires qui ne sont encore qu’endormis. Et c’est là que se situe le pari ! Car pour dire les choses de façon un peu abruptes, si réellement les milieux populaires sont conformes à l’image des media dominants, c’est à désespérer de tout... Car alors on ne voit pas sur quoi prendre appui pour inverser la situation. C’est en se disant qu’on va puiser dans ce qui peut rester, dans ces autres façons de penser, de vivre, de sentir, qu’on a la chance de faire avancer les choses, de redistribuer les cartes, de rendre leur dignité, leur fierté aux milieux populaires qu’on a tendance à montrer du doigt. On va les dénoncer pour leurs vieilles voitures, pour leur amour pour les grands écrans télé... Mais, malgré tout ça, ils font mieux que les puissants.

BM : Justement, à l’heure de bien des discours culpabilisants sur la croissance, à d’autres jouant la récupération de ces "milieux populaires", à qui et à quoi veut répondre ce livre ?

PA : Ce n’est pas un ouvrage isolé, il arrive après bien d’autres. Pour moi, c’est la façon de mettre sur le papier ce qu’est ma pensée depuis très longtemps et que j’élabore en travaillant avec de nombreuses villes qui sont des laboratoires d’idées et d’expérimentation.
Première chose : il ne s’agit sûrement pas de dire qu’il faut se serrer la ceinture un peu, beaucoup, passionnément ou à la folie pour y arriver.
La justice écologique, la justice sociale, peu importent les mots, ce n’est certainement pas de faire la même chose en moins. C’est une façon de dire que la transition nécessaire, c’est de faire du neuf... En tout cas, ce n’est sûrement pas de faire l’éloge du misérabilisme !
Sur votre deuxième interrogation, je m’inscris en faux sur le discours qui dit que la droite extrême a capté l’héritage des communistes ou de la gauche. C’est en partie vrai, au regard des résultats électoraux, mais c’est en fait totalement faux.
Car ce qui faisait la spécificité des villes populaires, c’était précisément le réseau des initiatives existant, c’est-à-dire une autre conception du sport, de la santé, de la culture.
Et ce que l’on voit dans les villes dirigées par l’extrême droite, ce n’est pas tout ça. On est dans le même discours dominant, celui de l’individualisme sauf que l’on fonctionne en plus dans la logique de haine et de peur. La seule façon de résister à la droitisation ou à l’extrême droitisation, c’est de réinventer un socialisme ou un communisme municipal du 21e siècle... Et c’est bien la raison pour laquelle je suis engagé sur un certain nombre de terrains, la démocratie participative, la gratuité des services publics, la question du ralentissement, celui de la relocalisation. Tant que l’on aura une position un peu frileuse en matière de défense des services publics, on sera dans des débats défensifs et on n’y arrivera pas. C’est au moment où la France était à genoux économiquement, mais debout politiquement, que l’on a eu l’intelligence politique d’inventer la sécurité sociale.
Mais elle n’avait pas vocation à devenir ce qu’elle est devenue. Il ne s’agissait pas d’en faire une roue de secours pour les malades, les personnes âgées. Il s’agissait d’étendre ce principe de sécurité sociale au logement, à l’alimentation... Et on ne l’a pas fait. Je suis toujours dans ces combats sauf que l’on est aujourd’hui infiniment plus riches qu’à cette époque-là...

Il ne faut pas se laisser assommer par le discours sur la dette, car même s’il y a des difficultés, il y a assez de richesses pour que chacun vive bien, en Europe, dans le monde et dans une ville...

Donc oui, ce livre est un cri d’espoir !

BM : Le thème des "Rencontres" est centré sur la Ville en devenir. En quoi la question "Ville durable, sociale et citoyenne : pour quelle société ?", posée pour le débat du 4 juin 2015, rejoint-elle vos préoccupations ?

PA : J’allais dire, c’est la bonne et grande question. Aujourd’hui, la ville en général n’est ni sociale, ni citoyenne, ni durable. Mais si elle ne le devient pas, on ira vraiment vers une situation dramatique.
Déjà, il est bon de rappeler que 60 % de la population mondiale vit dans les villes. Mais que les deux caractéristiques essentielles ne se résument pas par ce gigantisme, mais plutôt via ce que l’on pourrait nommer – même si ce mot peut choquer – la création de "l’ apartheid urbain".

Les deux formes urbaines qui se développent aujourd’hui le plus vite à l’échelle mondiale, sont, d’un côté les bidonvilles — avec plus d’un milliard d’humains (chiffres an 2000) et que l’on estime à1,5milliard d’ici 20ans—, et de l’autre, les "villes privées" .

L’OCDE avait chiffré en 1994 à 35 millions le nombre de Nord-Américains qui vivaient dans 15 OOO communautés de ce type ; aujourd’hui, on estime ce chiffre à 100 millions. Mais ce phénomène est général et concerne aussi nos bonne villes républicaines.
On sait que l’on a de plus en plus de difficultés à faire accepter dans les beaux quartiers l’installation d’équipements publics, piscine, voire transports en commun, qui pourraient attirer des populations que l’on ne veut pas voir. Donc, ce qui est remis en cause, c’est la notion même d’urbanité, et finalement ce partage. Et évidemment, les pauvres sont de plus en plus pauvres et les riches de plus en plus riches.
Le grand risque étant d’accélérer ce que l’on appelle par ailleurs la gentrification des villes, et peut-être plus loin aboutir à l’extinction de ce que l’on peut appeler les usages populaires de la Ville. C’est-à-dire que chaque milieu social ne vive pas la ville de la même façon, ne s’approprie pas la ville de la même façon.

BM : Votre constat n’est pas très encourageant...
PA : Si, au contraire. Car, ce que je préfère, ce que je fais, c’est me placer du côté des alternatives, ce que j’appellerai "la bonne nouvelle".
Déjà il y a des chemins frayés. Sans aucun doute, rien ne sera possible sans un surcroît de démocratie.
Pour moi la vraie démocratie, c’est toujours de postuler la compétence des incompétents.
Et dire cela n’est pas faire œuvre de démagogie. Il faut toujours montrer qu’il y a des choix. Mais pour qu’il y ait démocratie participative, il faut trois choses — la feuille de route est difficile à remplir, personne aujourd’hui n’a l’intégralité du mode d’emploi — :
il faut permettre à chacun de "prendre part", ça ne veut pas dire "faire partie", c’est interpeller les gens au plus près de leur vécu, au plus près de l’ordinaire. Dès que l’on fait des réunions sur des préoccupations concrètes — transports, eau, éducation, culture... —, on remplit des salles.
Il faut ainsi leur permettre "d’apporter leur part", donc mettre à égalité toutes les normes de contribution. Car tenir un discours c’est important, mais faire la fête, jouer de la musique, participer à un carnaval, l’est autant...
La troisième chose concernant la démocratie, c’est de "recevoir sa part". Et cette part, c’est deux choses : recevoir la part de grands récits, cette capacité à réenchanter les choses, à redonner du sens. Mais "recevoir sa part", c’est aussi "recevoir sa part de bien commun". Et là encore, on ne part pas de rien, des réseaux existent.
Enfin, l’autre aspect très important pour moi, c’est tout ce qui se joue derrière la sphère de la gratuité.
Quand je parle de gratuité, il s’agit bien sur de la gratuité du bon usage, de la gratuité construite, économiquement, politiquement, culturellement. ce qui ne veut pas dire le "tout gratuit" (pour illustrer mon propos, différencier "l’eau vitale", de l’eau pour remplir une piscine individuelle).
Rien ne sera possible sans un ralentissement de la vie et de la Ville car l’accélération pénalise d’abord les milieux populaires ; et en corollaire, on ne peut s’éviter une véritable réflexion sur les techniques — l’évolution d’une Poste robotisée est pour moi un exemple criant, laissant de nombreux usagers sur le bord de la route, c’est un lieu où je passe beaucoup de temps et c’est catastrophique —.
Tout cela ne sera possible que si chacun "prend part", "prend "sa" part" et "donne sa part".
Une société n’est grande que par l’attitude qu’elle a vis-à-vis des plus faibles et de la part faible de chacun (le droit d’être malade, de vieillir, l’acceptation de notre caractère mortel).

BM : A quel monde aspirez-vous ? N’y a-t-il pas une forme d’austérité dans votre message ?

PA : Non ! C’est tout le contraire, je crois en l’avenir. Mon dernier livre est un message d’espoir.
Je crois au "beau", au "droit au beau", pas seulement à celui de la survie, mais au "bien vivre", à la jouissance de la vie.
La Ville doit aussi savoir faire la fête, c’est ce mariage du politique et du festif qui peut poétiser et réenchanter le monde. La Ville comme ses habitants a "droit au beau". J’espère que Patrick Chamoiseau, avec lequel je partage tant de choses, sera présent à ces Rencontres, mais c’est avec les mots de cet autre poète, l’Espagnol Antonio Machado, que je conclurai : "Toi qui marches, le chemin n’existe pas. Le chemin se fait en marchant" !

(1) "Écologie et cultures populaires. Les modes de vie populaires au secours de la planète". Éditions Utopia. Mars 2015.

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